L'illusion monétaire pourrait conduire les citoyens à surestimer la santé économique réelle du pays

" L'illusion monétaire pourrait conduire les citoyens à surestimer la santé économique réelle du pays"

Anthony Leung Shing, Country Senior Partner, PwC MauritiusBudget 2024-2025

Les dépenses publiques courantes ont plus que doublé en 10 ans, relève Anthony Leung Shing. « Nous dépensons au fur et à mesure, et pour moi, c’est un grand risque », ajoute-t-il. Le Country Senior Partner chez PwC Maurice se dit aussi inquiet que l’on ne tienne pour acquis le bien-être de notre économie sans mettre en place des stratégies innovantes pour assurer sa pérennité à long terme.

Propos recueillis par Christina Vilbrin-Le Bon pour Le Defi Plus -  juin 2024

Budget électoraliste, socialiste, inflationniste, gauchiste, généreux… Les qualificatifs ne manquent pas pour résumer le Budget 2024-25. Pour vous quel terme correspond au mieux à ce présent Budget ?

Ce budget est axé sur le soutien à la population, avec de nombreuses mesures destinées à améliorer les conditions de vie des Mauriciens, à réduire les inégalités et à mettre en place diverses initiatives sociales. Les qualificatifs que vous mentionnez peuvent tous être appropriés. Certains estiment également que ce budget est irresponsable. À l'approche des élections, un tel budget était prévisible, et le danger réside dans un potentiel "laisser-aller". Compte tenu du dynamisme économique actuel et comme je l'ai mentionné dans mon analyse, nous pouvons nous permettre ces excès aujourd'hui. Cependant, il est important de noter que cela aura un coût pour les générations futures. La CSG est aujourd'hui devenue un moyen de financement des mesures sociales courantes, et il n'existe plus de fonds séparé pour protéger et financer la pension de vieillesse de nos citoyens dans les années à venir. Nous dépensons au fur et à mesure, et pour moi, c'est un grand risque.

Certains observateurs saluent les mesures visant à réduire les inégalités sociales, d’autres déplorent l’absence de soutien à la classe moyenne. Était-il difficile pour le ministre des Finances de trouver le bon équilibre ?

Dans son ensemble, ce budget favorise le peuple en s'attaquant aux inégalités sociales, en soutenant la classe moyenne et en aidant les plus vulnérables. L’augmentation des pensions de retraite, les allocations pour les enfants et les personnes handicapées, ainsi que les subventions pour maintenir les prix des produits de base visent à réduire les inégalités tout en bénéficiant également à la classe moyenne. D’autres mesures, telles que le revenu minimum garanti, la prime à l'emploi, ainsi que les subventions et les mesures de soutien pour les PME, toucheront un plus grand nombre de personnes. Il ne faut pas oublier les acquis : le système fiscal progressif introduit précédemment permet à tous les Mauriciens de payer moins d'impôts. Par exemple, une personne gagnant jusqu'à Rs 30,000 par mois ne paie plus d'impôts sur le revenu. Il est crucial de ne pas voir un budget en isolation, mais d'évaluer les mesures en fonction de l'état actuel de nos citoyens. Cela permet d'obtenir une perspective plus large et équilibrée.

Le Budget pèche par manque de mesures fortes pour dynamiser l’économie ou encore pour s’attaquer à la problématique du « brain drain ». Est-ce que les priorités économiques ont été reléguées au second plan ?

L’économie se porte plutôt bien, avec l'optimisme des opérateurs locaux, des investissements publics et privés à des niveaux records, et une forte entrée d'investissements directs étrangers. Cependant, je suis inquiet que l'on tienne pour acquis le bien-être de notre économie sans mettre en place des stratégies innovantes pour assurer sa pérennité à long terme.

Il y a un manque de créativité dans les mesures visant à promouvoir l'économie et ce sont toujours les soutiens habituels aux PME et à l'industrie agricole, l'annulation des prêts auprès de la DBM, l'augmentation du budget de promotion pour le tourisme et les investissements massifs dans les infrastructures routières. Le pays fait face à de nombreux défis, notamment la fuite des cerveaux, le manque accru de ressources humaines et la lenteur de la diversification de nos piliers économiques. 

Mais, tout n’est pas si mauvais dans le Budget. Que retenez-vous de bon ?

Je salue les mesures visant à améliorer l'environnement des affaires et à répondre aux défis actuels. La technologie reste un élément clé non seulement au développement économique du pays, mais aussi pour améliorer la qualité de vie de nos habitants. La digitalisation des services publics est essentielle pour accroître l’efficacité. La mise en place d'un centre d'information des entreprises opérant 24/7 et d'un système de dossier de santé numérique pour chaque patient, ainsi que l’extension du système national de licences électroniques, rendront le processus administratif plus efficace et transparent. Le programme "Industrie du Futur" pour aider 100 PME à digitaliser leurs opérations, ainsi que la campagne nationale "A.I-for-ALL" pour encourager l'utilisation des outils d'intelligence artificielle, sont particulièrement encourageants. Ces initiatives montrent une volonté de moderniser notre économie et de préparer notre pays à l’avenir. Cependant, il faudra attendre plus de détails pour évaluer pleinement leur impact et leur mise en œuvre.

Le ministre des Finances s'attend à un déficit budgétaire de 3,4 %. Ce qui traduit une gestion saine des finances publiques. Or, cela ne reflète pas le recours aux fonds spéciaux, soit un total de Rs 25 milliards (Rs 15 milliards au titre du Public Sector Invesment Programme et le reste allant dans le Consolidated Fund) pour financer le Budget. Que pensez-vous de cette pratique non seulement de Renganaden Padayachy, mais aussi d'autres ministres des Finances avant lui d'utiliser à fond le levier extra-budgétaire ?

Ce budget prévoit l’utilisation d’un montant de Rs 25 milliards provenant des fonds spéciaux. Les mesures extra-budgétaires constituent un levier important de financement, permettant de financer des projets sans être limité par les contraintes strictes du budget annuel. Cette année, si nous nous étions limités au budget actuel, seulement Rs 12 milliards auraient été disponibles pour être dépensés. Cependant, avec plus de Rs 13 milliards reportés des exercices budgétaires précédents, le gouvernement dispose d'une plus grande marge de manœuvre. Il restera Rs 883 millions dans les fonds spéciaux après cette année. L'utilisation du levier extra-budgétaire peut être un outil puissant pour répondre aux besoins économiques et minimiser les chocs externes. Cependant, il est crucial d'assurer une transparence adéquate, une gestion prudente de la dette et une cohérence avec les priorités budgétaires. Une utilisation déséquilibrée et sans surveillance comporte des risques significatifs pour l'économie nationale.

Plusieurs observateurs parlent d'illusion monétaire. Expliquez-nous ce mécanisme ?

L'illusion monétaire représente la tendance des individus à percevoir leurs revenus en termes nominaux (c’est à dire la valeur courante) plutôt qu'en termes réels (sur une plus longue période), et ils ne tiennent pas compte de l'inflation dans l’évaluation de leur pouvoir d'achat. Dans le contexte de ce budget, par exemple, l'illusion monétaire pourrait se manifester par les subventions visant à maintenir les prix des produits de base. En maintenant artificiellement bas les prix de certains produits, le gouvernement peut masquer les effets réels de l'inflation. Les consommateurs peuvent percevoir ces prix comme reflétant une stabilité, alors qu'en réalité, le coût de la vie augmente dans d'autres produits non subventionnés. Ainsi, l'illusion monétaire pourrait conduire les citoyens à surestimer la santé économique réelle du pays. Bien que les mesures proposées offrent des avantages à court terme, il est crucial de tenir compte d'autres facteurs économiques réels pour éviter de créer des attentes irréalistes à long terme.

Le ministre des Finances se dit conscient qu’il y aura des tensions inflationnistes et annonce des mesures pour « calmer les envies déraisonnables » et pour contrer toute « hausse artificielle des prix ». Est-ce suffisant ?

Le pays fait face à une pression inflationniste importée. Ainsi, toutes les mesures budgétaires internes sont limitées dans la lutte pour contrôler les facteurs externes tels que les chocs des prix mondiaux des matières premières, les fluctuations des taux de change et les crises géopolitiques, qui ont un impact significatif sur notre inflation. De plus, les dépenses publiques généreuses en cette période électorale entraînent une augmentation de la dette publique (estimée à 71,1 % du PIB, alors qu'il était initialement prévue qu’elle  descende  à 68,2 % pour 2024/25). Il ne faut pas négliger l’importance de la politique monétaire comme  les taux d'intérêt et la régulation de la masse monétaire par la banque centrale, dans la lutte contre l'inflation. Les mesures budgétaires proposées ne sont pas suffisantes à elles seules. Une approche intégrée, incluant des politiques monétaires appropriées, des réformes structurelles et une gestion prudente de la dette publique, est nécessaire pour contenir l'inflation de manière durable.

Selon Mauritius Stratégie, les mesures sociales injecteront un supplément de Rs 7,06 milliards. N'est-ce pas trop tôt pour faire de telles prévisions ?

Les mesures sociales visent non seulement à améliorer la qualité de vie de nos citoyens, mais aussi à stimuler la croissance économique en ciblant plusieurs domaines clés. Les subventions sur les produits de base atteignent plus de Rs 4 milliards, le revenu minimum garanti dépasse les Rs 20 000, et la pension de vieillesse qui      s'élève à Rs 15 000. Ces mesures touchent différentes couches de notre société, y compris les retraités, les femmes, les jeunes, et les personnes à faible revenu. En augmentant le pouvoir d'achat, ils contribuent à l'activité économique ainsi qu'à une croissance inclusive. Étant donné que la consommation soutient aujourd'hui plus de 80 % de notre PIB, toutes ces mesures auront un effet multiplicateur sur l'économie, se traduisant par une hausse de la consommation, des recettes de TVA et de l'activité économique. 

Le ministre des Finances persiste et signe que la croissance sera maintenue à 6,5 % cette année malgré des prévisions inférieures d’autres institutions dont le Fonds monétaire international. Va-t-on dans cette direction quand on sait que l’inflation guette ?

Pour le moment, le dynamisme économique est réel malgré des conditions mondiales incertaines. Vivons-nous dans une bulle ? Je ne pense pas que les prévisions de croissance soient irréalistes, mais elles sont réalisables si certains défis externes et internes sont gérés avec prudence. Les mesures de soutien à l'agriculture, au tourisme, aux technologies de l'information, ainsi que l'avancement des projets de construction, sont conçues pour maintenir le rythme dans ces secteurs. Cependant, les mesures budgétaires doivent être mis en œuvre efficacement et sans retard. La bureaucratie et les obstacles administratifs doivent être minimisés. De plus, le problème de disponibilité de devises étrangères doit être résolu afin de maintenir la confiance et soutenir la croissance. Le budget est également silencieux sur la situation d'Air Mauritius. La compagnie nationale aérienne joue un rôle crucial dans la croissance économique du pays, et il est essentiel de définir une stratégie à long terme pour son avenir.

Arrivera-t-on à la « trillion economy » visée en 2030 ?

Je suis un rêveur, mais je me demande si cette ambition n’est pas disproportionnée par rapport aux  défis liés à une population vieillissante, au manque d'émergence de nouveaux piliers de croissance, et aux obstacles administratifs. Concernant notre problème démographique, malgré certaines mesures annoncées pour ouvrir l’économie, nous faisons trop souvent marche arrière dans l’implémentation de ces mesures. Sommes-nous vraiment engagés dans cette direction ? De plus, nous parlons de fintech, d'économie bleue et de montée en valeur ajoutée pour le secteur financier, mais les progrès restent lents. La bureaucratie et le manque de réformes structurelles visant à améliorer la productivité, à diversifier l'économie et à renforcer les compétences de la main-d'œuvre se font sentir. Nos infrastructures clés, telles que le port et l’aéroport, ne sont pas exploitées à leur plein potentiel. Pour que cette ambition soit réaliste, il est crucial de s'attaquer à ces défis de manière décisive et de montrer un engagement ferme dans l'implémentation des réformes nécessaires.

11. Parlons de la dette publique. Le ministre des Finances ambitionne de la ramener au plus près des 60 % d’ici 4 ans. Est-ce réalisable ?

Il existe deux principales stratégies pour réduire le ratio de la dette publique au PIB. La première consiste à stimuler une croissance économique, ce qui augmentera l’activité économique, les recettes fiscales et, en fin de compte, le PIB. La seconde repose sur une gestion rigoureuse des dépenses publiques, en évitant les gaspillages et en optimisant l'utilisation des ressources pour maintenir un déficit budgétaire bas, ou même créer un surplus destiné à réduire la dette. Il est également crucial d’adopter une politique stricte de gestion de la dette, en évitant les emprunts excessifs et en remboursant les dettes existantes de manière disciplinée. Pour ramener le ratio de la dette à 60 %, une approche intégrée et une mise en œuvre efficace des mesures nécessaires sont indispensables. Là encore, un engagement politique constant et une volonté ferme sont essentiels pour maintenir le cap sur les réformes et la gestion stricte de la dette. Autrement, il sera difficile d'atteindre cet objectif ambitieux.

À l'approche des élections, un tel budget était prévisible, et le danger réside dans un potentiel "laisser-aller". Compte tenu du dynamisme économique actuel et comme je l'ai mentionné dans mon analyse, nous pouvons nous permettre ces excès aujourd'hui. Cependant, il est important de noter que cela aura un coût pour les générations futures.

La CSG est aujourd'hui devenue un moyen de financement des mesures sociales courantes, et il n'existe plus de fonds séparé pour protéger et financer la pension de vieillesse de nos citoyens dans les années à venir.

Doit-on s’inquiéter du fardeau des charges fiscales ? Quels sont les dangers à ce niveau ?

Les dépenses publiques courantes ont plus que doublé en 10 ans, passant de Rs 92 milliards à Rs 210 milliards. Pendant la pandémie, nous avons constaté l'effet catastrophique sur l'économie du pays; avec nos réserves désormais au plus bas, il serait difficile de faire face à d'autres chocs. Le budget prévoit des augmentations significatives des dépenses publiques, notamment dans les pensions de vieillesse, les subventions et les programmes sociaux. Avec une population vieillissante, le fardeau fiscal sera de plus en plus lourd sur un nombre réduit de travailleurs. Il est crucial de trouver un équilibre entre la collecte des recettes fiscales nécessaires pour financer les dépenses publiques et la minimisation du fardeau fiscal afin de ne pas entraver la croissance économique.

Avec une population vieillissante, le fardeau fiscal sera de plus en plus lourd sur un nombre réduit de travailleurs. Il est crucial de trouver un équilibre entre la collecte des recettes fiscales nécessaires pour financer les dépenses publiques et la minimisation du fardeau fiscal afin de ne pas entraver la croissance économique.

Parlons de la CSG. Il était prévisible que la réforme des retraites, suggérée par le FMI, allait être mise de côté étant donné que nous sommes dans une année électorale. Par contre, certaines allocations financées par les contributions à la CSG ont été revues à la hausse notamment la CSG Income Allowance ou encore la CSG Child Allowance. Ainsi, on se retrouve avec des bénéfices de Rs 12,31 milliards à payer en 2024-25 à partir de la CSG. Y a-t-il une utilisation abusive de la CSG, qui doit servir à payer les retraites des cotisants, pour faire du social ?

De manière générale, la CSG est conçue pour financer les retraites et les prestations sociales. Cependant, son utilisation peut parfois s'étendre à d'autres domaines sociaux, ce qui soulève des questions sur une possible utilisation abusive. Si une portion trop importante de la CSG est allouée à des programmes sociaux non liés aux retraites, cela pourrait compromettre la viabilité financière du système de retraite. À mon avis, la CSG peut être utilisée pour des programmes sociaux, mais comme évoqué plus haut, il est crucial de maintenir une transparence dans l'affectation des fonds. Cela permet d'éviter les abus et de garantir que les retraites des cotisants ne sont pas mises en péril.

Une des nouveautés du Budget est l’introduction du Corporate Climate Responsibility Levy. Certains observateurs sont d’avis que cette taxe qui va rapporter autour de Rs 5 milliards aux caisses de l'État aurait dû se limiter aux secteurs les plus touchés par le changement climatique notamment le tourisme. Partagez-vous ce point de vue ? Et êtes-vous satisfait des mesures proposées pour lutter contre les aléas climatiques ?

Le changement climatique touche tout le monde, et certains en souffrent plus que d'autres, mais c'est un danger national qui nous concerne tous. Nous devons tous protéger notre île. Les mesures proposées dans le budget pour lutter contre les aléas climatiques montrent un engagement clair envers les énergies renouvelables, la durabilité agricole et la conservation des ressources naturelles. La réussite de ces mesures dépend de la disponibilité des financements, et le gouvernement a introduit le CCR Levy. Il reste à voir si les recettes de cette taxe seront utilisées de manière transparente et effectivement, déployées pour atteindre les objectifs visés. Je souhaiterais également voir plus de partenariats public-privé dans cette lutte contre le changement climatique. Ces partenariats pourraient mobiliser des ressources supplémentaires, favoriser l'innovation et assurer une mise en œuvre plus efficace des projets environnementaux.

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