Entretien accordé à Villen Anganan pour L'Express - mai 2020

Augmenter les impôts en période de crise serait une erreur...


Anthony Leung Shing situe l'enjeu du premier exercice budgétaire du ministre des Finances et donne des pistes quant à sa marge de manoeuvre. Il note au passage qu'avec une contraction de 10% du PIB, il faudra s'attendre à un déficit budgétaire de Rs 28 milliards...

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C’est confirmé maintenant. Le ministre des Finances ne présentera pas un plan de relance économique tant attendu par les opérateurs et les travailleurs pour faire face à la crise. En revanche, il privilégiera l’outil budgétaire pour relancer l’économie. Estimez-vous qu’il a fait le bon choix ?

Durant les récents débats sur le COVID-19 Bill, le ministre des Finances a souligné l’impact de la pandémie sur notre économie locale. Soit une contraction du produit intérieur brut (PIB) d’environ 7 à 11%, 60,000 chômeurs en plus, et Rs 40 milliards au niveau de la balance des paiements. Les enjeux sont clairs. Pour l’instant, le ministre a peu communiqué sur le Budget 2020/21 mais, à mon avis, entre plan de relance économique ou outil budgétaire, c’est peut-être un débat de terminologie futile. Tenant en compte le contexte difficile, la priorité devra être une relance de l’économie.

Cependant, la situation d'incertitude liée au COVID-19 étant en constante évolution, l'exercise budgétaire demeure un gros défi. En temps normal, le ministre des Finances se serait basé sur l’année précédente pour présenter le Budget, mais il devra revoir l’approche en cette situation de crise afin bien actualiser les hypothèses, trajectoires et volatilités des indicateurs macroéconomiques. 

Ce qui m’inquiète aussi, c’est le délai accordé à la présentation du Budget : le ministre a peu de temps pour finaliser l’exercice. Même si les consultations ont déjà commencé, le confinement a limité les échanges entre les différentes parties concernées, et ce sera difficile de tout conclure en moins de trois semaines, tout en considérant les recommandations reçues.

 

Le budget sera présenté le 4 juin dans une conjoncture économique exceptionnelle, avec à l’horizon les risques d’une  croissance négative dépassant les 10% cette année. Plusieurs chiffres sont avancés actuellement par les experts pour « bail out » l’économie, allant de Rs 50 milliards à monter. Avec tous les principaux secteurs économiques plongés dans le rouge (tourisme, textile, commerce, etc), le ministre n’aura visiblement aucune marge de manœuvre ?

Le Budget 2020/21 prévoit un déficit budgétaire estimé à 3.1% du PIB, soit Rs 18 milliards. Maintenant, avec l’impact de COVID-19, on peut s’attendre à une détérioration du déficit budgétaire, vu que le ralentissement économique aura un impact direct sur les recettes de l’Etat. Les recettes fiscales en pourcentage du PIB sont à 20%, et si nous estimons une décroissance du PIB à Rs 50 milliards, l’impact potentiel sur les recettes de l’Etat sera d’environ Rs 10 milliards en faisant un calcul simpliste. Cela voudrait dire que le déficit budgétaire augmentera de 55% à Rs 28 milliards, toutes choses égales. 

« Si nous estimons une décroissance du PIB à Rs50 milliards, l’impact potentiel sur les recettes de l’état sera d’environ Rs10 milliards. »

La marge de manœuvre sera donc limitée. Je comprends que le ministre des Finances veuille réduire les dépenses publiques par 10 à 20%. A mon avis, ce sera très difficile, tenant en compte que les deux plus grosses dépenses sont les prestations sociales et salaires des fonctionnaires. En revanche, le Ministre pourrait revoir le budget d’immobilisations (‘capital budget’) de Rs 17 milliards pour 2020/21.

Étant donné une conjoncture économique difficile et le besoin de stimuler les activités, il sera difficile de contenir le déficit budgétaire. La pandémie a entrainé une chasse aux coûts, et j’espère que ces réflexions seront poussées à tous les niveaux. 

 

Des amendements apportés au Bank of Mauritius Act 2004 dans le sillage du COVID-19 Bill voté vendredi dernier sont vivement critiqués de toutes parts. Les principales critiques portent  sur l’utilisation par le gouvernement du Special Reserve Fund et celles  des réserves officielles en devises étrangères pour sauver l’économie du pays et en s’y faisant mettre en péril l’indépendance même de la Banque centrale du pays. Comprenez-vous l’inquiétude, voire les critiques  des opposants à ces amendements ?

Je pense que ce sujet a été amplement discuté, et vu que le COVID Bill a été voté, je ne veux pas m’attarder dessus. Cependant, les points que je voudrais reprendre portent sur la gouvernance, transparence et responsabilisation liée a cette décision.

Le gouvernement compte utiliser les réserves de la BoM pour stabiliser et soutenir l’économie mauricienne. Pour moi, il est nécessaire que ces fonds soient utilisés dans le but de non seulement sauvegarder l’intérêt national, mais aussi de s’assurer d’un retour sur l’investissement. Avant d’utiliser ces fonds, il faudrait que tout investissement soit sujet à une ‘due diligence’ rigoureuse afin d’évaluer les risques sectoriels, opérationnels et commerciaux de ces entreprises. Les critères d’évaluation devront prendre en compte la capacité de remboursement et la création de valeur ajoutée, afin que le gouvernement puisse définir une stratégie de sortie en temps voulu.

Avant d’utiliser ces fonds, il faudrait que tout investissement soit sujet à une ‘due diligence’ rigoureuse afin d’évaluer les risques sectoriels, opérationnels et commerciaux de ces entreprises.

Je pense qu'il faut faire attention et ne pas commettre les mêmes erreurs de certains autres pays. À titre exemple, durant la crise financière de 2008-09, le département du Trésor des Etats-Unis avait acheté des actifs toxiques : jusqu’à présent, ils n’ont pu être vendus. En revanche, le département du Trésor avait aussi pris le contrôle de l’association des prêts hypothécaires national fédéral pour $190 milliards et a, par la suite, réalisé des bénéfices de plus de $60 milliards sur leur vente.

Il faut veiller à ce que tout investissement soit sujet aux normes de bonne gouvernance, de transparence et de responsabilisation.

 

À écouter le ministre des Finances, il n’a fait qu’accéder à la demande de la BOM pour élargir ses pouvoirs en vue de coupler à sa mission  première de stabiliser des prix et de soutenir le développement économique à celle d’une stratégie de ‘quantitative easing’. Estimez-vous vous que c’est le rôle de la BOM de monétiser le déficit fiscal du pays?

Historiquement, la notion d’indépendance d’une Banque centrale a toujours été un élément important pour la stabilité d’un pays ayant une politique monétaire libre de toute influence politique. Cependant, avec la dégradation des économies en 2008, les Banques centrales se sont retrouvées dans l’obligation d’adopter des politiques monétaires dites ‘non conventionnelles.’ Certaines d'entre elles ont mis en place des stratégies qui ont contribué à une forte expansion de leur bilan. La réserve fédérale des Etats-Unis, la ‘Bank of England’ ou encore la Banque centrale européenne, ont adopté une stratégie de ‘quantitative easing’ en augmentant massivement la quantité de monnaie en circulation et en achetant des titres directement sur les marchés. Même si cette pratique est maintenant courante, il faut faire attention.

Le ‘quantitative easing’ impacte non seulement le taux d’intérêt, la liquidité et le taux d’inflation, mais a également un effet secondaire sur le taux de change. De plus, en faisant trop souvent l’acquisition des actifs non désirés par d’autres institutions financières, le ‘quantitative easing’ peut impacter sur la qualité du bilan de la Banque centrale.  

Sans le recours à la BOM comme une planche de billets pour sauver l’économie, est-ce qu’il y aurait d’autres options qui s’offraient au gouvernement dans la conjoncture actuelle ?

Cette crise est sans précèdent; même si j’ai été critique de certaines mesures, je suis conscient de l’ampleur de la tâche pour relancer l’économie. Le gouvernement aura à avoir recours à plusieurs instruments économiques et le ‘quantitative easing’ n'est que l’un d’eux. Il ne faut pas oublier que les réserves de la BoM seront aussi utilisées. Peu importe l’approche, il faudrait un bon dosage de mesures de soutien ainsi que des garde-fous pour assurer la transparence et la responsabilisation des fonds.

Autrement, le gouvernement pourrait revoir le plan d’investissement public massif de Rs49 milliards, prévu pour 2020/21. Il est nécessaire de réexaminer les projets en cours, les priorités budgétaires, et les sources de financement. Le secteur privé est à la recherche d’opportunités… pourquoi ne pas relancer un partenariat public-privé dans la réalisation de certains projets d’infrastructures ?  

La machinerie fiscale est aussi souvent utilisée par le gouvernement pour gérer l’économie. A mon avis, augmenter les impôts en période de crise serait une erreur. La tentation serait de réduire le déficit budgétaire à travers un plus fort taux d’imposition, toutes choses égales. Mais le résultat attendu des hausses d’impôts est souvent surévalué, puisque la réaction des opérateurs économiques, à la suite d’une augmentation du taux d’imposition, n’est pas toujours tenue en compte.

 

Avec le loyer de l’argent extrêmement bas, couplé à un excès de liquidités sur le marché estimé à Rs 38 milliards au 31 mars 2020, ne pensez-vous pas que le gouvernement aurait pu emprunter sur le marché monétaire domestique pour financer le coût économique de cette crise ?

Certainement, on doit tout d’abord éponger cet excès de liquidité. Le gouvernement veut aider les entreprises en difficulté et a mis en place un fonds de secours spécial de Rs 5 milliards. Mais, dans un premier temps, je pense qu’il serait mieux d’utiliser l’excès de liquidité sur le marché et le canaliser vers les entreprises en besoin.

Dans le contexte actuel, les risques de non-remboursement sont très forts et les banques commerciales protègent leur trésorerie, dont cet excès de liquidité. Il convient de rappeler que les PME contribuent à 40% du PIB et à 50% de l’emploi. Il est essentiel que ces petites (ou/et moyennes) entreprises puissent surmonter cette crise pour la stabilité sociale du pays. Afin d’atténuer les risques de défaut de paiement, le gouvernement pourrait garantir une partie des prêts.

En Angleterre par exemple, le gouvernement a mis en place un programme de prêts garantis à 100%. Je ne pense pas qu’on devrait nécessairement adopter la même approche, mais peut-être garantir à la hauteur de 50% ; cela donnerait une flexibilité aux banques commerciales tout en préservant une certaine rigueur dans l’évaluation des prêts. Si toutefois, après avoir canalisé les prêts vers les entreprises, il resterait un excédent de liquidité, le gouvernement devrait alors emprunter sur le marché monétaire local.

 

Des craintes sont exprimées actuellement à l’effet que l’élimination pure et simple du plafond régissant la dette publique, s’élevant aujourd’hui à 65% du PIB, suivant l’amendement à la Public Debt Management Act ( PDMA), donnerait-elle un chèque en blanc au gouvernement pour emprunter jusqu’à 100 du PIB et accessoirement de  manipuler le chiffre de la dette publique, calculé de manière nette ?

Chez PwC, nous avons souvent mis en garde contre un fort taux d’endettement publique. Il convient de rappeler que, sous le ‘Public Debt Management Act’, il y avait non seulement un plafond de 65% du PIB, mais aussi un engagement du gouvernement à ramener ce taux à 60% durant l’exercice financier terminant le 30 juin 2021. De ce fait, les deux contraintes ont été enlevées. 

Comme je l’ai dit, nous sommes dans une situation de crise inédite. Aurions-nous pu continuer à opérer sous les mêmes normes ? Je ne pense pas, puisque l’impact du COVID-19 aurait eu comme résultat une violation de ces contraintes. Donc, le gouvernement avait besoin d’une plus grande marge de manœuvre et de flexibilité. Mais il ne faut pas que ça soit une carte blanche.

Le gouvernement a besoin de maintenir la même rigueur dans l’utilisation des fonds publiques et, à nouveau, la bonne gouvernance, la transparence et la responsabilisation sont de mise. Il aurait été peut-être souhaitable d’avoir maintenu un plafond et de l’augmenter à 80%, par exemple, pour une durée temporaire. Psychologiquement, un plafond aide à déclencher une certaine réaction afin d’encourager l’objectif défini. 

 

Certains économistes parlent de l’émergence d’une nouvelle architecture économique, imposée par le COVID-19. Et de l’urgence de tout remettre à plat pour reconstruire l’économie sur de nouvelles bases afin de prendre avantage de la relance le moment venu. Etes-vous de cet avis ?

Les crises mondiales bouleversent souvent les rapports de force économiques, politiques et stratégiques. Vue l’expérimentation forcée des outils numériques lors du confinement, je pense qu’on devrait entreprendre une réflexion profonde sur toute l’administration du pays, tant du côté du secteur public que du secteur privé.

Durant les années récentes, nos entreprises étaient confrontées à des problèmes de compétitivité. Le télétravail, la digitalisation des services, ou rupture des chaines d’approvisionnement nous ont démontré la possibilité de réaliser des économies et des gains de productivité.

Maurice est une économie ouverte qui s’appuie sur les exportations (sucre, textile, tourisme, et services financiers). La mondialisation, comme on l’a connue, ne va pas être la même. Nous n’allons pas vers une fermeture des frontières, mais le pays aura besoin de plus d’autonomie pour tout ce qui est vital (alimentaire, sanitaire, et énergétique).

J’espère voir l’émergence des chaines de valeur locales, et que les mauriciens, autant que les entreprises, s’intéressent aussi à ce nouveau modèle de développement afin de soutenir la production locale.

 

Anthony Leung Shing
Country Senior Partner, PwC Maurice
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